19 octobre, 2025

Dans un petit village de Tipperary en Irlande, deux frères passaient leurs soirées à coder sur leurs ordinateurs. Ils ne savaient pas encore qu'ils allaient créer l'une des entreprises les plus valorisées de la planète. Cette histoire commence en 2010, dans un monde où accepter un paiement en ligne relevait du parcours du combattant.
Deux adolescents surdoués face à un problème universel
Patrick et John Collison ont grandi à Dromineer, un village irlandais de quelques centaines d'habitants. Dès l'adolescence, les deux frères se passionnaient pour la programmation. Patrick remporte même le titre de jeune scientifique de l'année en Irlande à seulement 16 ans.
Avant Stripe, les frères Collison avaient déjà créé ensemble une première entreprise appelée Auctomatic, une plateforme pour gérer des ventes sur eBay et Amazon. Ils l'ont vendue en 2008 pour 5 millions de dollars alors que Patrick n'avait que 19 ans et John 17 ans. Pas mal pour un premier coup d'essai.
Mais c'est en voulant lancer de nouveaux projets qu'ils se heurtent à un mur. À chaque fois qu'ils veulent accepter des paiements en ligne, c'est la même galère. Des formulaires interminables, des délais d'attente de plusieurs semaines, des banques peu coopératives. Pour les deux frères, c'est une aberration.
Une idée née de la frustration
En 2010, Patrick étudie au MIT à Boston tandis que John est à Harvard. Les deux frères constatent que le commerce en ligne explose, porté par l'iPhone et les smartphones. Pourtant, l'infrastructure de paiement date de l'âge de pierre numérique. Il faut parfois un mois pour qu'une petite entreprise puisse accepter des paiements par carte bancaire sur son site.
Leur idée est simple. Et si on pouvait intégrer un système de paiement en quelques lignes de code, comme on ajoute une carte Google Maps sur un site web ? Ils appellent d'abord leur projet /dev/payments, un nom qui parle aux développeurs. L'objectif est clair : créer une API tellement simple qu'un développeur puisse la mettre en place en moins d'une heure.
Les deux frères déménagent dans la Silicon Valley et commencent à développer leur solution. Ils vivent dans un petit appartement, codent jour et nuit, et testent leur produit auprès de développeurs qu'ils connaissent. Le bouche-à-oreille commence à fonctionner dans les cercles tech de San Francisco.
Les bons investisseurs au bon moment
En 2011, Stripe (ils ont changé de nom entre-temps) reçoit un coup de pouce décisif. Elon Musk, Peter Thiel (le fondateur de PayPal) et plusieurs fonds d'investissement prestigieux comme Sequoia Capital injectent 2 millions de dollars dans l'entreprise. Ce n'est pas tant l'argent qui compte que la crédibilité que ces noms apportent.
La même année, Stripe lance officiellement son service. Le succès est rapide. Des startups en croissance comme Lyft pour le transport ou Instacart pour les courses en ligne adoptent immédiatement la solution. Pour elles, Stripe est une bénédiction. Elles peuvent se concentrer sur leur cœur de métier au lieu de perdre des semaines à négocier avec des banques.
L'approche de Stripe est radicalement différente de celle de PayPal. Là où PayPal redirige les clients vers une page externe, Stripe reste invisible. L'utilisateur final ne voit jamais la marque. C'est exactement ce que veulent les entreprises : garder leurs clients sur leur propre site.
Une croissance qui impressionne la Silicon Valley
En 2013, Stripe atteint le statut de "licorne", ces startups valorisées à plus d'un milliard de dollars. L'année suivante, la valorisation grimpe à 3,4 milliards. Les deux frères Collison, toujours à la tête de l'entreprise, gardent un profil discret. Pas d'interviews tonitruantes, pas de présence ostentatoire dans les médias. Ils préfèrent se concentrer sur le produit.
Stripe ne se contente pas d'accepter les paiements. L'entreprise ajoute progressivement toute une série d'outils : la détection de fraude avec Stripe Radar, la gestion des abonnements avec Stripe Billing, l'analyse financière avec Stripe Sigma. Chaque nouveau service répond à un besoin concret des entreprises.
En 2018, Stripe lève 245 millions de dollars et atteint une valorisation de 20 milliards de dollars. La société traite désormais des milliards de dollars de transactions chaque année. Des géants comme Amazon, Google et Shopify utilisent ses services. Ce qui était une solution pour startups devient un outil pour entreprises du Fortune 500.
Le pic de 2021 et les turbulences qui suivent
L'année 2021 marque un tournant. Portée par l'explosion du commerce en ligne durant la pandémie de Covid-19, Stripe atteint une valorisation historique de 95 milliards de dollars. C'est la startup privée la plus valorisée au monde à ce moment-là. Les deux frères irlandais deviennent milliardaires sur le papier.
Mais le vent tourne en 2022 et 2023. Le marché technologique se refroidit, les investisseurs deviennent plus prudents. En mars 2023, lors d'une levée de fonds de 6,5 milliards de dollars, Stripe voit sa valorisation chuter à 50 milliards de dollars. Une baisse spectaculaire de près de moitié.
Beaucoup d'observateurs prédisent alors des difficultés pour l'entreprise. Pourtant, les fondateurs restent sereins. John Collison déclare publiquement qu'il n'est pas pressé de faire entrer Stripe en Bourse. Une introduction en Bourse permettrait pourtant aux investisseurs de vendre leurs actions et aux frères Collison d'empocher des sommes colossales.
Le Stripe App Marketplace : au-delà du simple paiement
En mai 2022, Stripe lance une nouveauté qui marque un tournant dans sa stratégie. Le Stripe App Marketplace fait son apparition. L'idée est simple mais ambitieuse : transformer Stripe en hub central où les entreprises peuvent gérer bien plus que leurs paiements.
Le constat de départ vient des utilisateurs eux-mêmes. Une entreprise qui utilise Stripe jongle en permanence entre plusieurs outils. Stripe pour encaisser les paiements, Mailchimp pour envoyer des emails, Xero pour la comptabilité, Intercom pour le support client. Chaque action nécessite de passer d'une fenêtre à l'autre, avec les risques d'erreur et les pertes de temps que cela implique.
Le marketplace permet d'intégrer ces outils directement dans le tableau de bord Stripe. Vous pouvez désormais répondre à un ticket de support client, consulter l'historique d'un achat et déclencher un remboursement sans jamais quitter l'interface Stripe. Plus besoin de naviguer entre dix onglets différents.
Au lancement, une cinquantaine d'applications sont disponibles. Des noms connus comme DocuSign pour les signatures électroniques, Dropbox pour le stockage de documents, ou Ramp pour la gestion des dépenses professionnelles. En 2025, le marketplace compte plus de 341 applications. La croissance est rapide et témoigne de l'intérêt des éditeurs de logiciels pour l'écosystème Stripe.
Ces applications Stripe ont de nombreux cas d'usage, comme la gestion de la facture électronique qui va devenir obligatoire en France en 2026-2027. Cela permet d'utiliser Stripe pour la facturation électronique via une app ou une API.
La souplesse de stripe lui permet donc de s'adapter rapidement à de nouvelles réglementation complexes.
Cette évolution transforme la nature même de Stripe. L'entreprise ne se contente plus de traiter des paiements. Elle devient progressivement une plateforme sur laquelle d'autres entreprises peuvent construire leurs propres services. Un modèle qui rappelle celui d'Apple avec l'App Store ou de Salesforce avec son écosystème d'applications.
Cette stratégie s'inscrit dans une vision plus large. Les frères Collison veulent que Stripe devienne l'infrastructure de base du commerce en ligne. Pas seulement pour payer, mais pour gérer l'intégralité des opérations commerciales d'une entreprise. Le marketplace n'est qu'une étape de cette transformation, mais elle est déterminante pour l'avenir de l'entreprise.
Le retour en force de 2025
En février 2025, Stripe organise une opération de rachat d'actions permettant à ses employés actuels et anciens de vendre leurs parts. La valorisation établie ? 91,5 milliards de dollars. Stripe a presque retrouvé son niveau de 2021, prouvant que le modèle économique tient la route même dans un contexte plus difficile.
Les chiffres donnent le vertige. En 2024, Stripe a traité 1 400 milliards de dollars de transactions, soit une croissance de 38 % par rapport à l'année précédente. Pour vous donner une idée, c'est plus que le PIB de nombreux pays développés. La moitié des entreprises du Fortune 100 utilisent désormais Stripe d'une manière ou d'une autre.
Patrick Collison, le PDG, explique dans sa lettre annuelle que la mission de Stripe reste inchangée : "augmenter le PIB d'Internet". Une formule ambitieuse qui résume bien la vision des deux frères. Ils ne veulent pas simplement être un service de paiement parmi d'autres, mais l'infrastructure de base du commerce numérique mondial.
Les paris sur l'avenir
En février 2025, Stripe réalise sa plus grosse acquisition à ce jour : le rachat de Bridge Network pour 1,1 milliard de dollars. Bridge est une plateforme spécialisée dans les stablecoins, ces cryptomonnaies indexées sur des devises traditionnelles comme le dollar. Pour Stripe, c'est un virage stratégique majeur.
Les frères Collison parient sur le fait que les cryptomonnaies et les stablecoins vont s'intégrer progressivement au système financier classique. Ils veulent que Stripe soit prêt quand ce moment arrivera. Cette vision à long terme est caractéristique de leur approche depuis le début.
L'intelligence artificielle est l'autre grand pari de Stripe. En 2024, plus de 700 startups spécialisées dans l'IA se sont lancées en utilisant Stripe pour leurs paiements. Les frères Collison estiment que ce chiffre sera largement dépassé en 2025. Ils voient l'IA comme le prochain moteur de croissance du commerce en ligne.
Un modèle qui inspire
Ce qui frappe dans l'histoire de Stripe, c'est la constance de la vision. Quinze ans après sa création, l'entreprise reste dirigée par ses deux fondateurs. Patrick est CEO, John est président. Ils n'ont jamais cédé à la pression de vendre ou de changer radicalement de cap.
Leur approche a toujours été centrée sur le produit et les développeurs. Plutôt que de dépenser des fortunes en marketing, ils ont laissé la qualité de leur service parler d'elle-même. Cette stratégie a payé. Aujourd'hui, Stripe traite des paiements dans plus de 135 devises et opère dans plus de 40 pays.
L'entreprise emploie environ 10 000 personnes dans le monde. Elle a ouvert des bureaux à Dublin, Paris, Singapour et dans de nombreuses autres villes. Malgré cette croissance, les frères Collison ont réussi à maintenir une culture d'entreprise focalisée sur l'excellence technique.
L'avenir reste à écrire
La question que tout le monde se pose : quand Stripe entrera-t-elle en Bourse ? Les frères Collison maintiennent le suspense. Ils répètent qu'une introduction en Bourse n'est pas une priorité. Cette position leur donne une liberté rare : celle de penser à long terme sans subir la pression des résultats trimestriels.
Pourtant, une IPO semble inévitable à terme. Les premiers investisseurs et les employés qui détiennent des actions voudront un jour pouvoir les vendre librement. La valorisation actuelle de près de 100 milliards de dollars ferait de cette introduction en Bourse l'une des plus importantes de l'histoire.
En attendant, Stripe continue d'innover. L'entreprise teste des systèmes de paiement par reconnaissance faciale dans certains pays et développe des outils pour faciliter le commerce transfrontalier. L'objectif reste de rendre les paiements de plus en plus invisibles et fluides.
L'histoire de Patrick et John Collison est celle de deux jeunes qui ont identifié un problème concret, construit une solution élégante, et tenu le cap pendant quinze ans. De leur village irlandais à la Silicon Valley, ils ont créé une infrastructure devenue indispensable à l'économie numérique mondiale.
Articles les plus lus
Articles récents